D'autre part, il fallait
que, pendant ces mois, il n'y eût pas de réaction efficace de la métropole. Et, sur le
point des appuis extérieurs, Challe était très évasif. Le bruit courait,
effecrivement, qu'il était soutenu par les Américains. Au commandement Centre-Europe, il
avait eu, bien sûr, de nombreux contacts avec eux. Le Pentagone, et même l'opinion
publique améticaine, étaient alors très braqués contre de Gaulle. Challe avait quitté
l'armée après des déclarations en faveur de l'intégration des logistiques dans
l'O.T.A.N, qui ne pouvaient que consacrer une rupture publique et recherchée avec de
Gaulle. A la vérité, on n'eut aucune indication qu'il y ait eu entre Challe et les
généraux américains autre chose que des propos de popote, n'engageant à rien. Dans ses
« Mémoires », Challe se montrera d'une extrême amertume à l'égard des officiers qui,
« ayant donné leur accord au préalable », ne se sont pas ralliés à lui. Mais il est
évident que ce fameux accord préalable se réduisait souvent, là aussi, à des propos
de popote. Bien sûr, beaucoup d'officiers n'étaient pas d'accord avec la politique de De
Gaulle. Mais de là à sauter dans le vide...
Pouilly, à Oran, a questionné :
- C'est une aventure?
Gouraud, à Constantine, répète :
- Sur quoi cela débouche-t-il?
Arfouilloux, à Médéa, pose aussi la question, et Perrotat, Centre-Oranie, reprend la
même antienne.
Et tous ceux qui, par politesse, « demandent à réfléchir... » Certains ont posé le
problème :
- Et s'il faut tirer sur d'autres Français?
Challe répond qu'à la limite, il ne faudrait pas hésiter, puisqu'il s'agit de
l'Algérie française. Et cela incite encore plus à la réflexion. Partout, s'est
instaurée une sorte de résistance passive, Les chefs de corps ne refusent pas les
contacts, acceptent les ordres du quartier Rignot, pour ce qui concerne la guerre contre
le F.L.N., mais ne font pas allégeance à Challe. Le général Bigot,
commandant la 5e Région Aérienne, s'est bien rallié, mais tout seul. La Marine est
parfaitement hostile. Et même dans les régiments parachutistes, les sous-ofliciers, les
hommes qui n'ont pas été consultés, murmurent.
Et le matin du dimanche 23, Salan débarque de Madrid avec, dans ses bagages, son
dangereux conseiller politique, Susini. Pour Challe, c'est plutôt un souci de plus. Cette
arrivée donne lieu à des manifestations d'enthousiasme des Algérois sur le Forum. On
acclame les quatre généraux, sans se douter que la partie est déjà compromise.
Jusque-là, l'ex-commandant Centre-Europe avait voulu que l'opération fût purement
militaire. Mais déjà, des civils se sont emparés de postes administratifs au
Gouvernement général. L'O.A. S. est apparue au grand jour. Salan, dès les premières
heures, s'oriente vers elle. Ce dimanche matin, la situation, même dans l'Algérois,
n'est pas clarifiée. Godard a dû faire bloquer, par les blindés de Puga, les gendarmes
et les zouaves dans leurs casernes. Le colonel Bocquet, qui s'est échappé de la caserne
Pélissier, a regagné son secteur d'Aïn-Taya et entraîne ses troupes dans le maquis.
Paris vient de nommer le général Arfouilloux à la tête du corps d'armée. Challe
réplique en y installant le général Petit, qui était simplement de passage à Alger.
Dans le Constantinois, Gouraud, vers 4 heures du matin, avise Joxe et le général Olié
qui dorment à la base aérienne de Telergma que les parachutistes ne vont pas tarder à
arriver. La Caravelle part aussitôt pour Bône, puis pour Paris, où elle n'arrivera que
l'après-midi. Dans la matinée, ayant laissé la I0e division parachutiste aux abords de
Constantine, le colonel Ceccaldi, qui la commande par intérim, se présente à la Casbah
chez Gouraud. Celui-ci est persuadé qu'il vient le sommer de faire allégeance à Alger.
Peut-être n'attendait-il que le prétexte de la pression des parachutistes pour le faire.
- Je viens chercher vos ordres, dit seulement Ceccaldi.
A la vérité, aucun ne veut prendre la responsabilité. Le subalterne ne voulant pas
bousculer le supérieur, et le supérieur n'espérant que d'être bousculé par le
subalterne, on décide d'aller chercher un grand frère d'Alger : Zeller. Celui-là ne
demande pas mieux. Il débarque à 15 h 30. Il a ramassé quelques parachutistes à
l'entrée pour s'en faire une garde du corps. Il entre chez Gouraud, en criant. Il dicte
à un secrétaire un texte en trois lignes disant que le commandant du corps d'armée se
met aux ordres de Challe « avec toutes ses unités », Gouraud ne veut pas signer.
- Je lui donne deux minutes, dit Zeller en faux aparté.
Gouraud monte faire sa valise, pour partir et être interné à In-Salah. Sa décision ne
dure que le temps de grimper à l'étage. En haut, il signe. Sa « soumission » part pour
l'antenne de Radio-Constantine et pour Alger. Mais Maxime Roux, le super-préfet qui est
en tournée en train de rameuter militaires et sous-préfets, revient précipitamment de
Biskra. Gouraud ne veut ni lui obéir, ni l'arrêter. Il voudrait seulement lui couper le
télééphone. Encore l'officier de transmission, chargé de cette mission, ne
l'exécute-t-il pas. En Oranie, la journée est aussi confuse, mais moins burlesque. Le
colonel Brothier qui commande la maison mère de la Légion à Sidi-bel-Abbès était en
permission, le samedi, quand son chef d'état-major a envoyé à Oran une compagnie et la
musique. Brothier, par téléphone, lui intime que tout soit rentré dans l'ordre quand il
sera rentré le dimanche...
C'est ce qui sera fait. La thèse à laquelle Brothier se tiendra jusqu'au bout est qu'il
est une folie de vouloir mêler des unités de Légion étrangère à la politique
intérieure française. Le général Gardy et le colonel Argoud, lorsqu'ils sont arrivés
à Oran, n'ont plus trouvé Pouilly. Il s'est replié sur Tlemcen avec le préfet
régional Gey et le préfet de police Plettner. Le commandant du corps d'armée a
néanmoins laissé au Château-Neuf une partie de son état-major pour éviter que
l'anarchie ne s'instaure. Argoud s'installe au ChâteauNeuf, mais il ne peut obtenir que
les officiers basculent dans le putsch. Les légionnaires sont repartis sur l'ordre de
Brothier. Argoud se retrouve sans troupes. Il propose au téléphone les dépouilles de
Pouilly au général Perrotat qui commande la zone de Sidi-bel-Abbès. Perrotat refuse.
Aucun des commandants de zone ne marche dans le putsch. Argoud donne l'ordre à la Légion
de les arrêter tous. Brothier refuse.
De Gaulle avait dit : « Trois jours ». Il y en aura quatre
Pour soutenir Argoud, Challe a donné l'ordre au I4e et I8e R.C.P., qui
s'étaient arrêtés à Rivet, de gagner l'oranie. C'est le colonel Masselot à qui le
commandement des deux régiments est donné. Mais une fois en Oranie, il faut bien lui
dire quelle est sa mission. Elle est très nette, au point où en sont les choses : c'est
d'attaquer Tlemcen. De quoi faire réfléchir. Et déjà quatre des six commandants de
compagnie du I4e sont venus dire à leur colonel que s'il s'agissait de tirer sur d'autres
troupes françaises, ils s'y refuseraient. Masselot connaît très bien Pouilly. Il lui
téléphone à Tlemcen.
- Mettez vos régiments au repos et venez me voir demain matin, répond le commandant du
corps d'armée. Or, à 20 heures, de Gaulle parle :
- J'ordonne que tous les moyens, je dis bien tous les moyens, soient employés pour barrer
partout la route à ces hommes-là en attendant de les réduire. J'interdis à tout
Français, et tout d'abord à tout soldat, d'exécuter aucun de leurs ordres. L'argument
suivant lequel il peut être localement nécessaire d'accepter leur commandement sous
prétexte d'obligations opérationnelles ou administratives ne saurait tromper personne.
L'ambiguïté est balayée, Les transistors relaient dans les corps de troupes la voix du
Vieux Mythe.
Déjà, à Alger, le général Petit avait dû recevoir une délégation de sous-officiers
et de soldats du contingent venus affirmer leur profond désaccord.
A Oran, le commandant Ribadeau-Dumas, chef des transmissions, tente de gagner Tlemcen avec
son matériel. On tire sur ses véhicules, on l'arrête.
A Constantine, des soldats s'emparent des armes. Mais le décalage est extraordinaire
entre Paris et Alger. Alors que le putsch est déjà aux abois, on prête encore, à
Matignon, au « quarteron » l'idée de débarquer en France. Michel Debré invite la
population à se diriger vers les aérodromes « à pied ou en voiture pour convaincre ces
soldats trompés de leur
lourde erreur. » Les communistes mobilisent. La vieille garde gaulliste est dans la cour
de la place Beauvau avec Malraux.
En Algérie, le lundi matin, on est bien surpris de ces inquiétudes. Le colonel Masselot
est à Tlemcen chez Pouilly, comme convenu. Le commandant du corps d'armée lui explique
que cette aventure est folle, qu'il est impensable que l'armée se
fusille entre elle, Challe vit dans l'illusion.
- Je veux le voir et tenter de le convaincre. Mais j'y mets deux conditions. Vos
régiments, Masselot, ne bougeront pas pendant mon absence. Et j'entends être libre de
revenir à Tlemcen après cette entrevue.
Masselot téléphone à Argoud, à Oran, qui répercute sur Alger, Challe accepte les deux
conditions, Un hélicoptère enlève Pouilly.
- Il n'y a pas I0 % des cadres en Oranie qui soient pour toi, explique Pouilly. Gardy et
Argoud te trompent.
- Je veux tenir trois mois, réplique Challe.
Il vient en effet au Forum de proclamer encore : « J'irai jusqu'au bout. »
- L'asphyxie commencera vite...
- Les Alliés ne me laisseront pas tomber! En cette fin de journée, des incidents
éclatent partout avec le contingent. Le général Gotlraud, poursuivant ses
valses-hésitations, finit par faire consigner dans sa résidence le superpréfet Maxime
Roux. Mais en même temps, il se réfugie à Sétif chez le général Géliot qui le
presse d'aller se rendre à Paris. C'est là qu'il
reçoit de De Gaulle le message : « Votre attitude présente est inacceptable... » Le
général Petit demande à Challe d'être relevé de son commandement du corps d'armée
d'Alger.
Trente-cinq hélicoptères lourds quittent la Reghaïa pour Batna afin d'aller se placer
sous les ordres du général Fourquet qui est resté loyal. Le mardi matin, c'est la
débandade. D'Oran, Gardy et Argoud appellent Challe. Ils ne peuvent plus rien. « C'est
foutu ». Ils demandent à rentrer à Alger. Il n'est pas question que le I4e et le I8e
R.C.P, prennent Tlemcen, où il n'y a plus rien à prendre puisque l'on a sottement
arrêté Pouilly. Ordre est donné aux deux régiments de rentrer à Phillipeville. Ils
son escortés le long des routes parallèles par les troupes de secteur hostiles. Le
général Perrotat entre à Oran avec la I2e division d'infanterie.
Dans le Constantinois, Gouraud donne l'ordre à la I0e D.P. de rentrer à Djidjelli et
signe son ralliement à de Gaulle à 14 heures, après avoir libéré le préfet.
A Alger, le colonel de Boissieu presse Challe d'en finir. Il lui présente une lettre
adressée à de Gaulle, où l'ex-commandant en chef se met à sa discrétion. Challe est
persuadé qu'il va être fusillé. Mais Boissieu lui propose de le
précéder à Paris pour lui éviter au moins les humiliations. Challe convoque à 15
heures les trois autres généraux pour leur communiquer sa décision de se rendre. Ils
tombent de haut, ignorant la gravité de la situation. Le colonel de La Chapelle, du Ier
R.E.C., assiste à l'entretien. Salan s'indigne, dit que toutes les cartes ne sont pas
jouées. Il y a encore les pieds-noirs, à qui l'on n'a pas donné un rôle. Boissieu,
voyant que l'entretien se prolonge inutilement, en |