Je vous ai compris !

Ce contact sera établi. Rendez-vous est pris pour la nuit du 26 au 27 entre le général et Pflimfin. Le dernier acte se noue. Paris, Alger et Toulouse... Ti-ti-tita... ta... Trois brèves, deux longues : Algérie française ou Vive de Gaulle. Mais pour ceux qui désormais presque tous les soirs klaxonnent sur les Champs-Élysées, les deux slogans sont synonymes. Nul ne doute que le dénouement est proche : mais lequel? De Gaulle ? Les paras ? Le Front Populaire ? Dans les librairies on ne trouve plus un livre sur la guerre d'Espagne...Place Beauvau, Jules Moch fait le bilan de ses forces. Elles s'effilochent. Dans leurs cars C.R.S. et policiers font le V de la victoire. Sur qui compter? Il a bloqué les aérodromes mais n'a pu faire débarquer en Corse des renforts de C.R.S. Le secrétaire d'État à la marine, du gouvernement Gaillard un sénateur très prudent, Alain Poher, s'y était opposé. Rue Lafayette, les fenêtres de l'immeuble de la C.G.T. resteront allumées tard dans la nuit. Fiévreusement, on prépare la grève générale, prévue pour demain.A Alger, à Toulouse, des officiers polissent leur plan. Un kriegspiel impeccable, le « plan Résurrection... » Deux régiments de parachutistes venus de Toulouse, où le général Miquel s'est « rallié », et deux autres régiments en provenance d'Alger se poseraient à Paris sous les ordres de Massu. Sur les bureaux de Pierre de Chevigné et de Jules Moch, les rapports et les télégrammes alarmistes s'accumulent. On chuchote une date...27 Ou 28 mai. filais que faire d'autre qu'attendre, dans cette nuit du 26 mai ? Partie de Colombey à l'heure du coucher du soleil, la 15 CV du Général roule vers une villa du parc de Saint-Cloud, où, sous la terrasse de Brumaire, le Général a rendez-vous avec le président du Conseil. ( Je trouve Pierre Pflimlin calme et digne.il me fait le tableau de sa situation, celle d'un pilote aux mains de qui ne répondent plus les leviers de commande. je lui déclare que son devoir est d'en tirer les conséquences et de ne pas demeurer dans une fonction qu'en somme il n'exerce pas, étant entendu que je suis prêt ensuite à faire le nécessaire... » (Mémoires d'Espoir). Ensuite... Sur ce mot, Pflimlin bute. C'est tout de suite qu'il entend obtenir du Général l'engagement de condamner les événements de Corse. De Gaulle s'y refuse si, en même temps, n'est pas annoncé son « arbitrage »...Les deux hommes se séparent à une heure trente du matin. Sans que les choses aient beaucoup évolué, pendant leur dialogue. Sinon que de Gaulle s'est déclaré prêt à recevoir, en secret, tous les chefs des partis politiques... Une porte reste ouverte..A la même heure, les services des télécommunications de Marseille finissent de décrypter un message de « Radio-Alger » capté à minuit trente. « Il ne se passera rien. Vous pouvez aller vous coucher... » Mais demain ? Paris, 27 mai. La grève est un échec. Le nombre des grévistes diminue au fur et à mesure qu'on descend vers la Méditerranée. Train, métro et autobus roulent normalement...12 h 25. Déclaration du général de Gaulle :« J'ai entamé hier le processus régulier nécessaire à l'établissement d'un gouvernement républicain capable d'assurer l'unité et l'indépendance du pays. « Je compte que ce processus va se poursuivre et que le pays fera voir par son calme et sa dignité qu'il souhaite le voir aboutir. « Dans ces conditions, toute action, de quelque côté qu'elle vienne, qui met en cause l'ordre public, risque d'avoir de graves conséquences. Tout en faisant la part des circonstances, je ne saurais l'approuver. « J'attends des forces terrestres, navales et
aériennes présentes en Algérie qu'elles demeurent exemplaires sous les ordres de leurs chefs : le général Salan, l'amiral Auboyneau, le général Jouhaud. « A ces chefs, j'exprime ma confiance et mon intention de prendre incessamment contact avec eux.» A l'Assemblée, au gouvernement, c'est le désarroi.

Palais-Bourbon, 15 heures.Bientôt, c'est la panique ou la tempête. Les deux parfois. Les ministres indépendants s'apprêtent à quitter le navire démâté. Pierre Pflimlin demande le report de la séance à 21 heures. Mouvements divers. Protestations à gauche.« Le processus, quel processus? » Noeud papillon, allure de pianiste, le progressiste Pierre Cot, ancien ministre radical du Front Populaire, interroge : « Qui l'en a chargé? » Jacques Duclos attaque : « M, de Gaulle couvre les factieux d'Alger, les factieux de Corse, et des chefs militaires qui dans le Sud-Ouest menacent la métropole. M, de Gaulle, parle comme s'il était à la fois le chef de l'Etat et le chef du gouvernement. Déjà, on exécute ses ordres de dictateur usurpateur... » La séance est levée dans le tumulte.16. h I0. Les groufes socialistes du Parlement et les membres du Comité directeur de la S.F.I.O. adoptent par 117 voix contre 3 et une abstention une déclaration aussi « dure » que « définitive » ;« Appelé par les factieux d'Alger et de Corse, le général de Gaulle vient de faire connaître qu'il a entamé ce qu'il appelle le « processus régulier » en vue de constituer son gouvernement. Les parlementaires socialistes déclarent :

I° Que le devoir du gouvernement légal, régulièrement investi, est de demeurer à son poste aussi longtemps qu'il garde la confiance de la majorité de l'Assemblée nationale. 
2° Qu'ils ne Se rallieront en aucun cas à la candidature du général de Gaulle qui, dans la forme même où elle est posée et par les considérants qui l'accompagnent, est et restera en toute hypothèse un défi à la légalité républicaine. » La séance reprend. A la tribune, Pflimlin tente de faire face. « Tartuffe ! » hurle la droite. « Censure! » clame la gauche. C'est dans ce vacarme que Ramadier monte à la tribune. Il se tourne vers Pflimlin : « Vous avez été investi, vous devez rester; vous avez du sang-froid, de l'intelligence, nous vous estimons ; vous n'avez pas le droit d'abandonner, vous n'y songez pas, vous ne le voulez pas, et même sous la contrainte physique vous n'en n'auriez pas le droit. » Il est 2 heures du matin, Guy Mollet jure qu'il ira mourir sur les corons, avec les mineurs républicains. Il est émouvant de sincérité. Matignon 2 h 15, Dernier conseil de cabinet. Il y a ceux qui veulent rester pour le principe. Et ceux qui acceptent l'inévitable.C'est René Pleven qui résume l'accablante réalité de ce combat d'ombres chinoises contre des moulins à vent. « Messieurs, dit-il ce gouvernement est indiscutablement le pouvoir légal. La question qui se pose est de savoir s'il est encore le pouvoir. « Je viens de dresser la liste des ministres :

M. le ministre de la Défense nationale : l'armée ne lui obéit plus.
M. le ministre de l'intérieur : il n'a plus de police.
M. le ministre de l'Air : il ne contrôle plus les avions militaires.
M. le ministre de l'Algérie : il ne peut aller en Algérie.
M. le ministre du Sahara : il ne peut plus aller au Sahara.
M. le ministre de l'Information : il ne peut que censurer. »
La décision était prise : la route de Colombey menait au pouvoir. Pouvoir moral et pouvoir légal allaient se retrouver.
15 heures. Sur la voie sacrée des défilés du Front Populaire, de la République de la Nation à l'appel de la S.F.I.O. avec la participation du P.C., ils sont 500 000 (selon « Le Populaire »et « L'Humanité »), ou 120000 (selon « Le Figaro »). Côte à côte, Daladier et Dudos, Ramadier et Jeannette Veermersch. Un peu en retrait, seuls, du même pas, Mitterrand et Mendès-France. De rares slogans. Quelques « De Gaulle au musée ». La « Marseillaise » et « l'Internationale ». Avec aussi, un « Chant du Départ », pathétique : « La République nous appelle Sachons vaincre ou sachons périr »..Mourir mais pour quoi? Colombey, 28 mai. De Gaulle reçoit le général Dulac, l'adjoint de Salan. Alger vient aux ordres : « Ainsi, laissant les augures des couloirs du Palais-Bourbon et des salles de rédaction s'interroger sur ce que peut être « le processus régulier »... je prescris aux chefs militaires d'arrêter toute intervention nouvelle. Ils le font effectivement » (De Gaulle). Avec soulagement! Car pour un Rubicon, la Méditerranée est très large..Paris, 29 mai. Coty adresse un message aux
Chambres. Il confirme le processus engagé :c'est de Gaulle ou le chaos. On est déjà en plein chaos. Mors, ce sera de Gaulle. Colombey, 30 mai. Le Général convoque les chefs parlementaires socialistes : Georges Gorse, Guy Mollet, Deixonne... Deux heures plus tard, ils repartent. Sur la route du retour entre Colombey et Paris, Mollet découvre son chemin de Damas. Il appuiera de Gaulle! Paris, 31 mai, 14 h 50. Hôtel Lapérouse. Les représentants de tous les groupes de l'Assemblée attendent le général de Gaulle, président du Conseil désigné. Mitterrand est le seul opposant. Le débat d'investiture est fixé pour le lendemain. Ie 1er' juin, 15 h 01. De Gaulle entre. La moitié de l'Assemblée se lève et applaudit. L'autre demeure assise et silencieuse. Comme saisie par l'apparition de la statue du Comrnandeur. La « Voix » lut une brève déclaration. Et le « Symbole » se retira. En attendant, la formalité d'investiture. Car la légitimité, il n'avait cessé de l'incarner.
Alger, 2 juin. La radio diffuse un message de Salan : « Algériens ! Algériennes ! Je viens de recevoir du général de Gaulle, le message suivant : « Je serai parmi vous mercredi prochain. Attendez-moi avec calme et confiance. »
Algérie, Ier-4 juin. Pinay, Mollet, Pflimlin, Buron... Eux, ministres du général? Le « torpilleur » de Gaulle n'aurait-il pris le rafiot du « Système » que pour en renflouer les « caciques »?. On s'interroge, sans plus.
Alger, 4 juin, 19 h I0..
Sur le fameux balcon, tête nue, le Général s'avance. Puis cette première phrase :
« Je vous ai compris! » .

Alger en liesse ménage, le 4 juin,
au vainqueur de cette épopée un accueil
à l'américaine. L'Hotchkiss
découverte du Général mettra
plus d'une heure pour faire le trajet
de l'aéroport au Forum.
Dans l'après-midi, seul au balcon,
il attendra plus de trois minutes
avant de pouvoir commencer son discours
par le fameux « Je vous ai compris! »
A la fin du discours, à ses bras en V
dans une immense clameur,
le coeur d'Alger répondra par un
formidable « De Gaulle! »


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